Torse masculin

Au musée du Louvre, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines

Torse masculin @Musée du Louvre / Daniel Lebée et Carine Deambrosis

Torse de Milet

Milet, vers 480 - 470 avant J.-C.
Marbre insulaire (parien ?)
H. : 132 cm
Fouilles Rayet et Thomas
Don d'Edmond et Gustave de Rothschild, 1873
Paris, musée du Louvre, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, Ma 2792

C’est la chronologie qui me place dans les premiers rangs* pour évoquer en quelques mots trop rapides, la munificence par laquelle la famille des Rothschild a comblé les musées de France de ses dons d’une somptueuse générosité. Mais cette « pole position » qui n’échoit, comme on dit dans le sport mécanique, va me permettre de souligner d’un trait le caractère très particulier du geste de mécénat dont Gustave et Edmond de Rothschild ont gratifié le département des antiquités grecques et romaines, au musée du Louvre, dans les années 1870. Car le superbe torse d’homme en marbre que l’on voit ici n’était connu de personne, au moment où les deux frères, passionnés d’archéologie, ont accordé à Olivier Rayet, ce membre de l’École française d’Athènes désireux, dans sa soif de découvertes, d’élargir l’horizon de ses recherches, les fonds nécessaires pour fouiller les terres de Milet, riche cité de la Grèce d’Asie mineure. Ce torse n’était connu de personne, car il gisait sous les ruines du théâtre romain qui n’avait pas encore été vraiment exploré. Gustave et Edmond n’ont donc pas seulement fait don au musée de ce marbre magistral, mais ils ont d’abord donné les moyens d’en découvrir l’existence, et de le mettre au jour. Certes, les deux frères, séduits par le discours enthousiaste de Rayet, avaient un bon espoir que les fouilles dont le brillant archéologue leur avait démontré qu’elles ne pourraient être que fécondes en trouvailles, feraient connaître de beaux vestiges ignorés. Cet espoir, toutefois, aurait pu être déçu. Quoi qu’il en soit, leur dessein était clair : s’ils avaient la passion de la collection, leur volonté était d’enrichir celles du Louvre de tout ce que Rayet pourrait exhumer des terres milésiennes. En patriotes convaincus, ils voulaient ainsi accroître la gloire du grand musée parisien, mais aussi, en finançant des campagnes difficiles et coûteuses, garder pour la France une place éminente dans le domaines de ces recherches où la Wissenschaft allemande menaçait de prendre une avance considérable. Il faut dire que Rayet a eu la main ou la pioche heureuse, et ses promesses n’étaient pas vaines. En dehors de superbes morceaux d’architecture, d’inscriptions et de sculptures d’un grand intérêt historique et esthétique, il a provoqué l’épiphanie de ce magnifique et magistral fragment, qui s’affirme comme l’une des vedettes de la statuaire antique du Louvre. Si d’aucuns, sans convaincre, ont voulu y voir une copie d’époque romaine, car trouvée dans les décombres d’un théâtre romain, la quasi-totalité des spécialistes, sans pouvoir s’accorder sur l’origine du style dont le torse procède, y désigne une œuvre majeure de la transition passionnante qui s’est opérée dans l’art grec au début du Ve siècle av. J.-C., quand le style archaïque fait place aux formes naissantes du classicisme, celles du style dit « sévère ».

Et s’il a été repéré dans les ruines d’un théâtre des Romains, c’est que ceux-ci, frappés par son étonnante beauté, l’avaient réutilisé dans le décor de leur édifice. Archaïque, ce torse le reste par sa présentation frontale, par la jambe gauche qui devait être avancée, et la toison pubienne dont le dessin et le détail sont plus décoratifs que réalistes. La statue n’a pas encore tout à fait quitté la longue et puissante tradition des kouroi, qui rythment l’histoire de la sculpture archaïque de leur impeccable nudité athlétique, et dont le défilé obéit, par la raideur de l’attitude, à un type d’une convention aussi stricte que souveraine. Mais voilà que ce squelette, que les maîtres de l’art grec ont appris à connaître, voilà que « le troupeau de muscles », comme dit le philosophe Alain, commencent à se mouvoir. Le kouros est en train de devenir un athlète introduisant ses membres dans un espace vrai. Cette œuvre puissante est comme le matin triomphant d’un nouvel âge, celui des corps hanchés de Polyclète et de Phidias. Il est aisé de constater que les masses musculaires des grands droits, naguère maintenues sur le thorax dans une symétrie artificielle, commencent à s’en affranchir. Il est encore plus facile de voir comment le dos, ses omoplates et ses muscles fessiers expriment le passage à un aplomb vrai, où se distingue déjà la jambe d’appui, la droite, et celle qui est en repos, la gauche. Les bras, eux aussi, avaient dû quitter la posture du « garde à vous » archaïque et ne retombaient plus le long des flancs : le gauche, légèrement tiré vers l’arrière, devait s’écarter un peu du corps, et le droit, tendu vers l’avant, tenait probablement dans sa main un attribut vers lequel la tête, hélas perdue, se tournait.

Une archéologue allemande a proposé d’attribuer au torse de Milet une tête trouvée assez récemment. Mais sa proposition ne convainc pas. Et nous devrons toujours nous remémorer devant ce corps majestueux, les vers que l’admiration a inspirés à Rainer Maria Rilke, au cours d’une visite au Louvre. J’en cite quelques-uns :

                     Nous ignorons tout de la tête indicible

                     où murirent ses prunelles, Mais son torse

                      flamboie encore comme un candélabre

                      où son regard seulement relégué

                      se tient et brille…..

                                                           (Trad. B. Holtzmann)             

Alain Pasquier, Directeur honoraire du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du musée du Louvre, Paris                

 * Ce texte a été présenté lors de la table-ronde dédié au programme « Les collections Rothschild dans les collections publiques françaises » à l'occasion de la parution de l'ouvrage dirigé par Pauline Prevost-Marcilhacy (Les Rothschild, une dynastie de mécènes en France, 3 vol., Paris, éditions du Louvre/Bibliothèque nationale de France /Somogy éditions d'art, 2016) et de la mise en ligne de ce site (Paris, l'Institut national d'histoire de l'art, 24 novembre, 2016).       

En savoir plus

Ressources en ligne 

http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/torse-masculin

Intervention d'Alain Pasquier