Portrait de Victor Hugo, par Auguste Rodin

Au musée Boucher-de-Perthes d'Abbeville

Portrait de Victor Hugo de trois-quarts, par Auguste Rodin © RMN-Grand Palais / Adrien Didierjean

Auguste Rodin
(Paris, 1840  - Meudon, 1917)

Portrait de Victor Hugo de trois-quarts

1885

Pointe sèche
H. 18,5 cm ; L. : 12,6 cm
Abbeville, Musée Boucher-de-Perthes, Inv. 1895.4.6
Don Alphonse de Rothschild, 1895

Rodin s’est initié tardivement à la technique de la gravure, lors d’un séjour à Londres auprès de son ami l’aquafortiste Alphonse Legros (1837-1911) en juillet-août 1881. Le sculpteur, alors âgé de plus de quarante ans, maîtrise très rapidement la technique de l’eau-forte, la pointe-sèche, se tenant comme le crayon du dessinateur assidu et confirmé qu’il est. La technique est en outre à rapprocher du dessin incisé que Rodin a pratiqué sur les vases qu’il décore à la Manufacture de Sèvres entre 1879 et 1881. Rodin réalise, entre 1881 et 1916, treize eaux fortes en de multiples états. Au sein de cet ensemble, les gravures d’après les bustes et portraits sculptées forment un ensemble majeur : Bellone, Victor Hugo de trois-quarts, Victor Hugo de face, Henri Becque, Antonin Proust. Rodin a usé de ce même procédé – consistant à prendre pour modèle sa propre œuvre sculptée – avec le médium du dessin pour répondre à des demandes de reproductions de journaux : que l’on songe au bel exemple du Saint Jean-Baptiste avec croix du Fogg Art Museum ou encore à celui de L’Âge d’Airain dont un exemplaire a été acquis par le musée Rodin en 1985.

Rodin a eu l’opportunité de faire le portrait de Victor Hugo (1802-1885) grâce à son ami le journaliste Edmond Bazire (1846-1892), rencontré à la fin de l’année 1882, alors que le sculpteur est plongé dans le désarroi provoqué par l’accusation de moulage sur nature, portée contre L’Âge d’airain. Bazire lui recommande alors de se faire connaître en exposant le portrait d’un homme célèbre « que personne ne soupçonnerait de se prêter à l’opération que l’on [lui] reproche si odieusement » (Edmond Bazire, 1889) et organisa la rencontre des deux hommes. Le grand écrivain alors « au faite de sa gloire et au déclin de sa vie » (Claudie Judrin, 2002), accepte le sculpteur chez lui tout en restant totalement réfractaire aux séances de pose. C’est donc avec grande difficulté que Rodin travaille entre février et avril 1883 auprès du poète. Le musée Rodin conserve de cet épisode une douzaine de feuilles donnant à voir les croquis minuscules des différents profils du crâne du poète, ainsi que les tirages photographiques du buste modelé en terre et le tout premier bronze fondu par François Rudier en 1883, dédicacé À l’Illustre Maître. Dès l’année suivante, le buste en bronze, appelé à une très large diffusion, est exposé chez Victor Hugo pour son quatre-vingt-deuxième anniversaire mais aussi au Salon de 1884, à Londres et à Bruxelles.

Auguste Rodin, Buste de Victor Hugo dit « A l'Illustre Maître », 1883, bronze, Paris, musée Rodin, inv. S. 36.

Rodin prolonge donc ce travail cette même année en gravant deux portraits successifs de Victor Hugo pris sous un point de vue différent : Victor Hugo de trois-quarts et Victor Hugo de face. Même si elles s’inspirent du même buste à la redingote aux revers croisés, ces deux gravures ne sont pas tout à fait contemporaines : le portrait de trois-quarts a précédé celui de face et était certainement voulu comme un don à l’écrivain avant qu’il ne disparaisse. Il existe neuf états connus pour le Victor Hugo de trois-quarts (selon l’étude de Claudie Judrin datée de 2002, Victoria Thorson dans son catalogue raisonné des pointes-sèches de 1975, n’avait connaissance que de huit états) ; l’exemplaire du musée Boucher-de-Perthes correspond au sixième état (voir Thorson, 1975, VIII- state five, p.46). Dans cette version, les deux petits croquis montrant un vieillard pris sur le vif et qui ornaient les états précédents ont été effacés, au profit de la valorisation d’une vision canonique du grand homme. Vu en légère contre-plongée, le visage vieilli de Victor Hugo est empreint d’une grande noblesse. Sous le front bosselé et soucieux du génie, les yeux sont – plus encore que dans les états précédents – dissimulés dans le noir profond de l’ombre projetée par ses arcades. Le critique André Mellerio les assimile à « deux orbites creuses », « deux trous noirs, caves et profonds » dans lesquels « pourtant […] réside un regard, comme venu très loin du cerveau […]» et les compare à « cet abîme sombre qu’est la bouche brûlante de La Marseillaise de Rude » (André Mellerio, 1903). Véritable synecdoque, le portrait du poète se doit d’incarner à lui seul l’épopée de l’œuvre hugolienne. Juste sous le col, la signature « Rodin » est bien visible, quoique inversée. L’effet de concentration de ce sixième état est souligné par l’ajout d’un titre en caractères typographiques « Victor Hugo », et d’un liseré sous lequel se lisent le nom du périodique en bas à gauche « L’Artiste » et celui de l’imprimeur en bas à droite « Imp. L. Eudes ». L’eau-forte a été publiée dans L’Artiste en février 1885 pour célébrer l’anniversaire du poète. Le rôle d’agent et de conseiller artistique d’Alphonse de Rothschild (1827-1905) endossé par Paul Leroi (1825-1907) – pseudonyme de Léon Gauchez – et l’engagement pour la défense de la gravure de ce dernier, laissent imaginer une acquisition contemporaine de la diffusion de la gravure. En revanche, rien n’indique pourquoi la donation en faveur du musée d’Abbeville n’intervint qu’une décennie plus tard. Au-delà de ce sixième état du portrait de trois-quarts, les variations du Victor Hugo ont été largement diffusées et collectionnées par les amateurs. Cette importante circulation a favorisé l’enrichissement des collections des musées français : des épreuves similaires à celle du musée Boucher-de-Perthes sont conservées au musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg et au musée d’art et d’archéologie de Senlis.

Hélène Zanin, Doctorante en histoire de l'art contemporain, Université Paris Ouest -Nanterre La Défense / École du Louvre

Auguste Rodin,Victor Hugo, vu de trois quarts à droite, pointe sèche, Paris, musée d'Orsay (conservé au musée du Louvre), inv. RF30149-recto © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Tony Querrec.

En savoir plus

– Bazire, Edmond, « Auguste Rodin », Art et critique, 6 juillet 1889.

– Buley-Uribe Christina, « Les gravures de Victor Hugo collectionnées du vivant de Rodin », dans Antoinette Le Normand-Romain (dir.), Victor Hugo vu par Rodin, Paris, Somogy - Besançon, musée des beaux-arts et d'archéologie de Besançon, 2002, p. 54-59.

– Delteil, Loÿs, Rude, Barye, Carpeaux, Rodin. Le Peintre-graveur illustré XIXe et XXe siècles, T. 6, Paris, Delteil, 1910.

– Judrin, Claudie, « Les portraits de Victor Hugo », dans Antoinette Le Normand-Romain (dir.), Victor Hugo vu par Rodin, Paris, Somogy – Besançon, musée des beaux-arts et d'archéologie de Besançon, 2002, p. 44-53.

–  Le Normand-Romain, Antoinette (dir.), Victor Hugo vu par Rodin, cat. de l'exposition (Besançon, musée des Beaux-Arts, 4 octobre 2002- 27 janvier 2003), Paris, Somogy / Besançon, musée des beaux-arts et d'archéologie de Besançon, 2002.

– Marx, Roger, « Les pointes sèches de M. Rodin », La Gazette des Beaux-arts, 1er mars 1902, p. 204‑208.

– Mellerio André, « Pointes sèches : quelques réflexions devant une eau-forte de Rodin : le portrait de Victor Hugo », Les Maîtres Artistes, 3ème année, n° 8, 15 octobre 1903, p. 284.

– Thorson, Victoria, Rodin Graphics : A Catalogue Raisonné of Drypoints and Book Illustrations, San Francisco, Fine Arts Museums of San Francisco,1975.

– Vilain, Jacques, « Rodin graveur à la pointe-sèche », dans Catherine Chévillot (dir.), La sculpture au XIXe siècle : mélanges pour Anne Pingeot, Paris, Nicolas Chaudun, 2008.