La Vierge à l’Enfant de Domenico Ghirlandaio

Au musée du Louvre, département des Peintures

La Vierge à l’Enfant de Domenico Ghirlandaio © RMN / Hervé Lewandowski

Domenico Ghirlandaio
Florence, 1449 - Florence, 1494

La Vierge à l’Enfant 

Bois
Vers 1476-1477
Paris, musée du Louvre, département des Peintures, inv. R.F. 1266
Legs de la baronne Nathaniel de Rothschild, 1899.

Dans son troisième testament rédigé en février 1899, Charlotte de Rothschild, veuve depuis 1870 du baron Nathaniel, lègue au Louvre la Laitière de Greuze, un tableau hérité de son père, le baron James, qu’elle souhaite voir rejoindre sur les cimaises du musée la Cruche cassée du même artiste, ainsi que quatorze « primitifs » italiens dont six s’avèrent être en réalité des œuvres du XVIe siècle. Parmi les panneaux peints du Quattrocento, sans conteste le noyau le plus intéressant de cet ensemble, figurent quatre Madones toscanes, et en particulier une pièce de tout premier plan, la Vierge à l’Enfant attribuée à Domenico Ghirlandaio. Il s’agit d’une des Madones les plus remarquables que possède le Louvre, digne par sa qualité éminente de soutenir la comparaison avec celles de Baldovinetti, de Botticelli et de Piero di Cosimo, mais aussi en mesure d’illustrer un courant crucial de l’art florentin mal représenté dans les collections du musée. Ce n’est pas forcément le « primitif » que préférait Charlotte de Rothschild puisque dans son portrait, daté 1866, par Gérôme (Paris, musée d’Orsay), elle pose  devant une Vierge à l’Enfant aimable et lumineuse, donnée aujourd’hui au Maître de la Nativité de Castello, un émule délicat de Filippo Lippi.

Portrait de Charlotte

Jean-Léon Gérôme, Portrait de la baronne Nathaniel de Rothschild dans le salon de son hôtel particulier, bois, 1866, Paris, musée d’Orsay.

Les deux tableaux ont d’ailleurs été confondus à plusieurs reprises, jusque dans l’inventaire du Louvre. Il y a tout lieu cependant d’identifier celui de Ghirlandaio avec la Sainte Famille acquise en 1863 sous le nom de cet artiste par le baron Nathaniel et son épouse auprès de Giovanni Freppa, un sulfureux marchand de curiosités florentin, bien connu de Georges Sand, qui, soit dit en passant, se targuait de jouer de bons tours aux antiquaires français, en particulier dans le commerce des majoliques. Précisons que l’attribution ancienne à Domenico Ghirlandaio ne fait toujours pas l’unanimité : c’est le grand Bernard Berenson qui, après avoir songé en 1909 à Piero del Pollaiolo, l’a réaffirmée avec force en 1933, alors que d’autres historiens de l’art y reconnaissaient la main de Sebastiano Mainardi, le gendre et collaborateur de Domenico, ou bien une production sortie de l’atelier d’ Andrea del Verrocchio : ce dernier, sculpteur et orfèvre, dont l’activité de peintre est toujours discutée, avait réussi à faire de sa bottega le creuset de l’art le plus avancé à Florence durant les années 1470, à y attirer de jeunes peintres doués comme Domenico Ghirlandaio, Pérugin, Lorenzo di Credi et Léonard de Vinci, et depuis la décennie précédente exerçait une influence profonde sur ses contemporains, Botticelli en tête. Les critiques actuels demeurent très divisés sur la paternité de la Madone du Louvre, beaucoup préférant par prudence se borner à y voir une œuvre verrocchiesque, d’autres se prononçant en faveur de Domenico Ghirlandaio durant ses années d’apprentissage auprès de Verrocchio : c’est le cas de Konrad Oberhuber, d’Everett Fahy, de Jean Cadogan et de Michel Laclotte qui avait adopté cette position dans le catalogue des peintures italiennes de 1981 et sur le cartel de la Grande Galerie. Quoi qu’il en soit, le panneau peint est caractéristique des recherches menées dans l’officine de celui qui fut avant tout un sculpteur de génie : plasticisme accentué du corps de l’Enfant, du visage de la Vierge, de sa main crispée qui n’est pas sans évoquer celles de Botticelli, drapé aux plis fortement creusés de son manteau. Typique aussi l’attention portée aux bijoux de la Vierge, à l’éclat métallique des auréoles qui ne surprend guère chez le disciple d’un orfèvre. Mais cette fascination pour les matières, les reflets, la transparence du verre posé sur l’étagère, le motif familier de la niche avec ses livres empilés et le rouleau de papier portant une inscription en trompe-l’œil, tout cela dit bien l’écho suscité à Florence dans les années 1470 par les tableaux flamands qu’importaient les hommes d’affaire de la ville détenteurs de succursales aux Pays-Bas, notamment à Bruges : Lorne Campbell a montré en 1983 que notre Vierge s’inspirait dans sa mise en page, son paysage et surtout le détail des colonnes de marbre rouge veiné d’un Portrait d’homme de Hans Memling conservé au Metropolitan Museum de New York, peut-être l’effigie de Tommaso Portinari. Or l’étude dendrochronologique du support de chêne de ce dernier a permis de situer son exécution vers 1474-75, ce qui autorise par conséquent à dater la Vierge du Louvre quelques années après (je précise que celle-ci est peinte en revanche sur peuplier et que ce type d’analyse n’est pas possible avec cette essence de bois). Si Domenico est bien l’auteur de cette Madone, c’est avec le cycle de fresques qu’il a consacré au cours des mêmes années à la vie de sainte Fina dans la collégiale de San Gimignano qu’il faudrait la mettre en rapport : cette période « verrocchiesque » est à mes yeux le moment le plus heureux de sa carrière quand on sent chez l’artiste une vigueur, un intérêt pour la plénitude des formes, une sensibilité à la lumière - la belle restauration de la Vierge Rothschildmenée dans les années 1990 par Franziska Hourrière a mis en évidence le traitement raffiné des carnations  - une certaine fraîcheur aussi, des qualités qui tendront malheureusement à disparaître au cours des années 1480-1494, au profit d’une veine plus anecdotique et compassée qu’explique en partie, le succès venant, l’intervention croissante de collaborateurs à ses côtés. Mais il y a fort à parier que ces réserves sur sa période de maturité auraient sans doute choqué la baronne Nathaniel : comme de nombreux amateurs de son temps, et très probablement son professeur d’aquarelle Nelly André, elle ne devait pas manquer lors de ses séjours florentins d’aller s’extasier à Santa Maria Novella de Florence devant la galerie de portraits contemporains mise en scène avec faste par Ghirlandaio sur les murs de la chapelle Tornabuoni.

Memling

Hans Memling, Portrait de jeune homme, bois, vers 1474-1475, New York, The Metropolitan Museum of Art, The Robert Lehman Collection, 1975.

Dominique Thiébaut, Conservatrice générale au département
des Peintures du musée du Louvre, Paris

* Ce texte a été présenté lors de la table-ronde dédié au programme « Les collections Rothschild dans les collections publiques françaises » à l'occasion de la parution de l'ouvrage dirigé par Pauline Prevost-Marcilhacy (Les Rothschild, une dynastie de mécènes en France, 3 vol., Paris, éditions du Louvre/Bibliothèque nationale de France /Somogy éditions d'art, 2016) et de la mise en ligne de ce site (Paris, l'Institut national d'histoire de l'art, 24 novembre, 2016). 

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Intervention de Dominique Thiébaut